Répression
«La démocratie cambodgienne ne tient plus qu’à un fil»
Au pouvoir depuis plus de trente ans, le Premier ministre, Hun Sen, a considérablement durci le ton à l’encontre de l’opposition et de la société civile. La communauté internationale s’inquiète.
Ce sera un triste anniversaire. Le 23 octobre, le
Cambodge célébrera la signature des accords de paix de Paris en 1991. Ce
jour-là, le petit royaume mettait fin à près de trois décennies d’une
guerre fratricide responsable d’au moins 2 millions de morts. Sous
l’égide des Nations unies et de dix-huit pays signataires, il prenait le
chemin de la démocratie vers des «élections libres». Et s’engageait à «soutenir
le droit de tous les citoyens cambodgiens d’entreprendre des activités
visant à promouvoir et protéger les droits de l’homme et les libertés
fondamentales».
Accusation d’adultère [Accusation of Adultery]
Vingt-cinq ans plus tard, la démocratie cambodgienne est devenue une farce où les répliques de Bisounours sur la «culture du dialogue» alternent avec les coups de force
répressifs de Hun Sen. En ce moment, le royaume de l’indéboulonnable
Premier ministre, qui trône au pouvoir depuis 1985, traverse une crise
politique inédite. Le régime se livre à un assaut généralisé
contre tout ce qui ressemble à la moindre forme d’opposition et
d’expression libre : étudiants sur Facebook, parlementaires, militants
contre la spoliation des terres, défenseurs des droits de l’homme,
journalistes, syndicalistes, moines, etc. «Ça ne fait guère de
doute, la démocratie cambodgienne ne tient plus qu’à un fil. L’attaque
du gouvernement va crescendo et tous azimuts, raconte Sopheap Chak, la très active directrice du Centre cambodgien pour les droits de l’homme. La répression récente vise tous les groupes indépendants de la société civile et n’a jamais été aussi forte depuis dix ans.» La machine judiciaire dégaine des accusations, ouvre des enquêtes, lance des procédures comminatoires.
«Le pouvoir se fout de notre gueule, décoche un observateur étranger écœuré par la répression et l’impunité. Il
invente des histoires de corruption contre des parlementaires de
l’opposition alors que, depuis des années, il se sert dans les caisses
d’une manière épouvantable.» Ce Cambodgien de cœur souhaite rester anonyme car il se sait «surveillé de près» et ne souhaite pas «risquer [sa] peau».
Et cette prudence, nouvelle et accrue de la part d’expatriés et de
responsables humanitaires, est l’une des illustrations de la dégradation
de la situation. Signe d’une très timide prise de conscience, la
communauté internationale (Nations unies, Union européenne, Etats-Unis) s’est dite «inquiète de la dangereuse escalade des tensions politiques et des arrestations et tentatives d’arrestations».
Le régime s’est agacé de l’interférence des étrangers dans les affaires
cambodgiennes. Et l’autoritaire patriarche Hun Sen a rejeté toute idée
de «crise» lors de l’inauguration, mardi, de la centième usine
de la zone économique spéciale de Sihanoukville, dans le sud-ouest,
devant quelque 10 000 ouvriers du textile, poumon économique du royaume.
Pourtant, depuis un an, la Ligue cambodgienne des droits de l’homme
(Licadho) a répertorié 29 arrestations de prisonniers politiques.
La sombre affaire Kem Sokha est révélatrice du climat répressif et
délétère qui règne au sein de la classe politique. Elle montre combien
le «pouvoir est réellement inquiet de perdre les élections locales en 2017 et générales en 2018»,
analyse Sopheap Chak. Petit homme tenace et intransigeant face à la
mainmise de Hun Sen sur l’appareil d’Etat, Kem Sokha est le numéro 2 du
Parti du sauvetage national du Cambodge (CNRP) qui a défié le pouvoir en
remportant 55 sièges aux législatives de 2013. Depuis l’exil forcé en
France de Sam Rainsy, opposant historique au Premier ministre qui a fui
pour échapper à une incarcération pour diffamation, Kem Sokha reste la
seule figure de proue de l’opposition. En mars, il a été accusé
d’entretenir une relation adultère avec une coiffeuse de 25 ans. Après
les révélations, la jeune femme a mis en cause l’ONG de défense des
droits de l’homme Adhoc, l’accusant de lui avoir demandé de nier cette
liaison en échange d’une somme d’argent. Le pouvoir n’a pas tardé à
faire arrêter quatre responsables d’Adhoc et un dirigeant de la
commission électorale. Puis il a sommé Kem Sokha de répondre à une
convocation de la justice. Le député de 62 ans n’a jamais obtempéré, il
s’est réfugié dans les locaux du CNRP, devenu un camp retranché et gardé
par les militants de l’opposition.
Des députés piétinés par les soldats [MPs trampled by soldiers]
En octobre, à l’issue d’une session parlementaire à Phnom Penh, Kong
Sakphea et Nhoy Chamreoun, deux députés du CNRP avaient été attaqués,
extraits de leur véhicule, jetés au sol avant d’être battus et piétinés
par trois soldats de la garde rapprochée de Hun Sen. Ces derniers
viennent d’être condamnés à un an de prison. Mais le procès s’est bien
gardé d’établir qui étaient les commanditaires de l’attaque.
En 2013, le royaume avait déjà connu de graves violences. Après des
élections entachées d’irrégularités pour maintenir Hun Sen au pouvoir,
un mécontentement s’était cristallisé dans un mouvement rassemblant les
frustrations et les contestations cumulées depuis des années par des
classes moyennes sans moyens, des opposants sans droits, des jeunes sans
emploi, des diplômés sans avenir. Tous privés des fruits de la robuste
croissance cambodgienne. Facebook et les réseaux sociaux ont fait
le reste dans un royaume où les deux tiers de la population ont moins
de 30 ans. En janvier 2014, le régime n’a pas hésité à réprimer
violemment l’opposition qui réclamait de nouvelles élections et à
envoyer les forces de l’ordre contre des mouvements de jeunesse et des
milliers d’employés du textile qui réclamaient des hausses de salaires.
Quatre grévistes ont été tués et une cinquantaine d’autres blessés. Si
la violence a reculé, le clan Hun Sen a maintenu la pression sur toute
la société civile. «Il n’a pas tenu compte de la volonté de changement du peuple exprimée en 2013, note Ou Ritthy, blogueur politique réputé et cofondateur de la plateforme Politikoffee.com. Et
le parti au pouvoir n’a montré aucune volonté de réforme convaincante.
Il a préféré adopter des lois sur les ONG, les télécommunications et les
syndicats qui restreignent les libertés et droits des citoyens.» Le
climat d’arrestations et d’intimidations se poursuit. En mars, un
étudiant a été condamné à un an et demi de prison après avoir lancé sur
Facebook un appel à la révolution. Le régime, qui craint depuis 2011 la
contagion du printemps arabe ou des révolutions comparables à l’Europe
de l’Est, traque tous les manifestants vêtus de noir en soutien aux
prisonniers politiques.
«Point de bascule» ["Tipping point"]
Et puis, un jour, Hun Sen en personne a fait la leçon à la presse
depuis une tribune, l’accusant de mal rapporter ses propos et la
menaçant de poursuite. Le lendemain, c’était au ministère de
l’Information d’exiger que le titre «glorieux suprême et puissant commandant»
soit accolé au nom du Premier ministre. Récemment, des sbires du régime
ont débarqué en groupe pour écouter les échanges tenus lors d’une
réunion privée sur le climat politique actuel, prendre des notes et
admonester. Présent à cette réunion tendue, Ou Ritthy prédit que
l’atmosphère «sera pire pendant les élections locales de 2017 et
législatives de 2018. La compétition électorale est telle au Cambodge
que la défaite signifie la perte de tout : sécurité personnelle, moyens,
honneur et le risque d’être poursuivi. Nous sommes à un point de
bascule car une majorité de Cambodgiens veut changer, mais Hun Sen est
un extrémiste qui monopolise tous les pouvoirs. Lui et le PPC feront
tout pour rester au pouvoir.»
La marge de manœuvre de l’opposition est, dès lors, faible. Méconnu
et sans réel appui à l’étranger, Kem Sokha vit barricadé. L’opposant
historique et ancien ministre des Finances Sam Rainsy est aux abonnés
absents. Ces dernières années, il a passé plus de temps en exil et sur
Facebook qu’au Cambodge, où il jouit pourtant d’une belle popularité. «Il aurait
dû se laisser arrêter l’année dernière. Cela aurait alerté
la communauté internationale et peut-être débloqué la situation», estime l’observateur étranger basé à Phnom Penh. «Sam Rainsy manque de courage face à Hun Sen, reprend Ou Ritthy. Et
pourtant, son rôle est crucial pour calmer le jeu et reprendre la
culture du dialogue. Il devrait s’inspirer des méthodes d’Aung San Suu
Kyi en Birmanie, qui est parvenue à composer avec le président et ancien
général Thein Sein.» Mais pour discuter et négocier, il faut être deux. Dans le Cambodge de Hun Sen, il n’y a qu’un homme fort qui dicte sa loi.
No comments:
Post a Comment